Au Cœur Des Ailes Ch. 01

Leurs sessions d'échanges demandaient un tel effort mental qu'ils devaient régulièrement faire des pauses pour reposer leur cerveau peu habitué à de telles activités et gymnastiques d'esprit. Mais c'est dans la souffrance que l'on trouve la satisfaction, et les quelques heures passées à gesticuler, et observer la Célelle lui répondre ou expliquer de nouvelles choses, remplissaient une jauge de bonheur dont il avait presque oublié l'existence.

Alinéhi, de son côté, appréciait son hôte et se sentait redevable de l'avoir aidée. En dépit des grandes difficultés qu'elle avait à exprimer sa gratitude, elle espérait trouver l'occasion de le remercier et de lui faire comprendre à quel point son geste lui avait importé : après plusieurs tentatives infructueuses, elle avait fini par lâcher les propos qui lui tenaient tant à cœur de formuler de vive voix, puis s'était excusée devant un Laukas désemparé qui manquait de connaissances pour comprendre, ne serait-ce qu'un mot, de sa déclaration. Pris au dépourvu, le jeune homme avait quand même relevé la nuance de fond, le son « o » caractéristique des émotions, et cela le troubla encore plus.

Que s'était-il passé pendant cette poignée de secondes? Qu'avait-elle donc sur le cœur et qu'elle n'arrivait pas à exprimer autrement qu'avec des éléments de langage qui, elle le savait, lui étaient inaccessibles?

Était-ce positif? Était-ce négatif?

Avait-il fait quelque chose de mal sans s'en rendre compte?

Est-ce qu'elle venait, tout simplement, de lui expliquer qu'il lui fallait partir? Qu'elle devait retrouver les siens et sa vie d'avant, avec la ferme intention d'oublier cette parenthèse chez les humains?

Est-ce que cela signifiait que sa parenthèse à lui, au contact d'une Célelle, était sur le point de se fermer... aussi prématurément? Aussi tôt? Aussi vite?

Il sentit sa poitrine se serrer et sa gorge se nouer. Alinéhi paraissait si solennelle que sa façon de raisonner élimina de nombreuses pistes de réflexion pour ne garder que celles qui l'inquiétaient le plus. Pour Laukas, tout cela prenait désormais l'apparence et les contours d'un rêve insaisissable dont on mémorise chaque détail, chaque évènement à des fins ultérieures. Un jour, il repenserait avec nostalgie à la fois où, de manière totalement inopinée, le couturier d'Armanne avait rencontré une créature venue d'un autre monde, lui avait portée secours et avait conversé avec elle en deux-trois occasions. Un court laps de temps au cours duquel il avait tissé un lien étrange et ressenti des émotions complexes, des émotions qu'il avait, d'ailleurs, du mal à définir, mais qu'il estimait pures.

Est-ce que la brusque interruption de la Célelle dans sa vie atténuait son sentiment de solitude? Ou est-ce que cela allait plus loin que ça?

Lorsqu'il revint à la réalité, ses yeux cessèrent de regarder au loin et se fixèrent sur sa « protégée », sur cette femme un peu plus jeune que lui, qui s'inquiétait de le voir troublé par sa faute, avec son visage angélique, sa douceur, sa grâce, ses ailes... Bon sang, elle ne pouvait vraiment pas partir tout de suite. Si c'était ce qu'elle voulait, Laukas ne s'y opposerait pas, bien entendu : encore une fois, elle restait libre de quitter le monde des humains et de reprendre le chemin de son territoire natal. Mais il voulait s'accrocher le plus longtemps possible à cet épisode qui brisait la monotonie du quotidien. Il se pensait entre deux états, en plein dans la phase où le rêve s'estompe pour laisser progressivement place à la réalité, ce qui lui laissait encore un peu de temps pour mimer ou dessiner un dernier message.

Une pensée le frappa alors soudainement. Avec un bout de charbon et une planche en bois, il était beaucoup plus simple d'annoncer son départ que de faire parler son cœur. Un simple trait, reliant deux maisons, suffisait pour évoquer la notion de trajet, d'itinéraire, et Alinéhi était pleinement capable d'y penser.

Le champ des possibles s'ouvrit brusquement. Si la Célelle ne pensait pas à son départ imminent, elle avait autre chose en tête. Et si les moyens de communication improvisés ne suffisaient pas pour exprimer un message, il valait peut-être mieux se lancer dans un projet de grande envergure.

Un projet qui demanderait beaucoup de temps, de patience et de persévérance, mais à la récompense potentiellement inestimable.

L'apprentissage d'une nouvelle langue.

À vrai dire, Laukas ne savait pas s'il s'en sentait capable, ni même si c'était judicieux. L'idée venait de germer dans son esprit en désespoir de cause, dans un moment de frustration ultime où il voulait que les évènements tournent en sa faveur, pour son propre bonheur, sans chercher à s'enquérir des volontés d'Alinéhi ou de la faisabilité d'un tel projet. Outre le fait qu'il ne connaissait strictement rien des techniques de chant diphonique et que, il fallait l'avouer, les interprètes n'étaient pas légion en dehors des grandes villes marchandes de l'envergure de Brettin, il paraissait improbable que la Célelle accepte le rôle et devienne son enseignante.

Pourtant, il décida de se jeter à l'eau.

La série de croquis et de gestes qui suivit se voulait le plus claire possible. Il apporta plus de détails qu'il ne l'avait fait jusqu'à maintenant, redoublant d'efforts et d'exemples illustrés pour être certain que le message serait correctement interprété, et s'arrêta lorsqu'il pensait qu'elle avait tous les éléments en main pour prendre sa décision.

Dehors, la pluie tombait de façon plus prononcée. Les gouttes d'eau étaient davantage gorgées et s'écrasaient avec une lourdeur manifeste, plus intense, tandis que l'éclat du soleil se faisait plus discret et semblait s'éloigner derrière la concentration nuageuse qui recouvrait largement le petit village côtier. Au loin, le tonnerre grondait, roulait, s'époumonait pour signaler son arrivée prochaine dans un rayon de quinze kilomètres, annonciateur d'une tempête potentiellement ravageuse. Portes et volets claquaient les uns à la suite des autres et, bientôt, plus personne n'osa mettre un pied hors de sa demeure.

Le visage d'Alinéhi était aussi sombre que les cumulus. Tête basse, les lèvres retroussées, elle n'avait d'autre choix que de décevoir son hôte en répondant défavorablement à sa demande. Leur rencontre impromptue devenait une heureuse coïncidence, une parenthèse bien agréable qui, pour certains, ressemblait à un coup du destin.

Mais les parenthèses fonctionnent par paire, et celle qui ferme n'est jamais bien loin de celle qui ouvre. Même si l'aventure en dehors des terres Célelles lui avait permis de découvrir un monde et une espèce aux apparences et règles sensiblement différentes, extraordinaires à bien des égards et pas que dans le bon sens du terme, elle voulait rentrer chez elle et retrouver un semblant de normalité, d'insouciance. Elle ne voulait plus avoir à se cacher des autres, à craindre ces individus aux valeurs parfois douteuses, à communiquer aussi pauvrement sans nuances « musicales », à repousser sans cesse le deuil de ses semblables à l'infortune fatale. Aussi, elle ne voulait plus avoir à vivre dans un environnement qui n'était pas le sien, qui n'était pas conçu spécifiquement pour son usage.

Le malaise était bien présent, et toute la générosité, tout le dévouement de Laukas, dans la limite du raisonnable, ne pouvait lui apporter ce dont elle avait besoin à cet instant précis.

Parfois, les différences sont trop grandes pour conjuguer au pluriel et à un autre temps.

Il fallait revenir à la raison. Celle qui nous pousse à privilégier la sûreté à l'imprudence, la sécurité à l'inquiétude, le confort à l'imprévu. Oui, il était aussi plus raisonnable pour l'artisan de continuer son activité et d'envisager la prospérité à long terme, à défaut de gagner suffisamment d'argent pour assurer sa survie. Si sa protégée décidait de partir, il ne pouvait pas abandonner tous ses biens et faire une croix sur son passé du jour au lendemain.

Non?

Non, c'était simplement de la pure folie.

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Et si, inconsciemment, nous nous réjouissions que l'avenir soit aussi imprévisible? L'inconnu a le don à la fois de nous effrayer et de nous fasciner, de pousser notre curiosité à envisager le lendemain avec une pointe d'agitation mêlée d'excitation. Les bonnes et les mauvaises surprises nous rappellent qu'au-delà de notre perception sensorielle de notre environnement, des forces sont à l'œuvre pour mener à bien des projets qui auront un impact sur autrui. Lorsque le temps semble s'arrêter, l'espace d'un instant, d'un court contact visuel, la vie continue dans les chaumières adjacentes. Lorsque les paupières se ferment pour plusieurs heures la nuit, les secondes s'égrainent inlassablement, à la même vitesse habituelle, dans les plaines avoisinantes où des silhouettes en armure se découpent devant les feux de camp et les nécessaires de couchage rudimentaires. Et lorsque les premiers rayons du soleil entrent dans la demeure d'un Laukas et d'une Alinéhi en quête d'un deuxième cycle de sommeil, une armée bien organisée est en marche, revigorée et motivée par la vision d'un petit village au loin.

La vie est pleine de surprises. De bonnes, mais aussi de mauvaises surprises.